INTERVIEW: Sylvie Cèbe : Une didactique inclusive avec la « conception universelle de l’enseignement-apprentissage » 

Bien connue pour ses travaux sur l’école maternelle et sur l’apprentissage de la lecture, Sylvie Cèbe s’intéresse également à la didactique concernant les élèves à besoins éducatifs particuliers. Invitée par l’INSPÉ de Lille Hauts-de-France en novembre dernier pour présenter ses analyses dans une conférence, elle expose ici les enjeux de la conception universelle de l’enseignement-apprentissage.

D’où vient ce que vous appelez la conception universelle de l’enseignement-apprentissage (CUEA) ? 

En anglais, la dénomination est universal design for learning, souvent traduite en conception universelle de l’apprentissage. Dans le tableau de référence de la CUEA sur le site CAST, il y a une quarantaine de principes qui ne s’adressent qu’aux enseignants puisque tous les verbes expriment une action en vue de concevoir des dispositifs et des séances pour tous. Il me paraît plus clair en conséquence de parler de Conception universelle de l’enseignement-apprentissage.

Le concept vient des États-Unis et notamment des architectes. Plutôt que de construire des bâtiments et de réfléchir ensuite à leur adaptation pour les rendre accessibles aux personnes handicapées, il est plus efficace de concevoir dès le départ des bâtiments accessibles à tous. Il ne s’agit pas de faire d’un côté un accès ordinaire et plus loin un accès pour les personnes handicapées. On vise dès le départ un lieu unique où tout le monde peut évoluer ensemble, handicapé ou non. L’idée s’est prolongée vers la conception universelle en éducation. Plutôt que de concevoir une séance à l’attention de l’élève moyen, cet élève épistémique qui n’existe pas vraiment, puis de chercher dans « l’après-coup » ce que j’appelle « les bretelles, les ceintures » pour les élèves à besoins éducatifs particuliers, on conçoit dès le départ des séances et des dispositifs didactiques qui incluent les élèves à besoins éducatifs particuliers. Il s’agit de réfléchir en amont à ce qu’on peut offrir comme aide, en collectif, pour que tous les élèves puissent bénéficier de la séance.

J’ai porté des critiques sur cette CUEA, notamment elle me semblait trop « pédagogique » et généraliste, et il m’apparaissait nécessaire de s’emparer de la didactique avec des contenus identifiés. Parler d’une « pédagogie universelle » pourrait nous dédouaner des contenus et des savoirs. D’où ma préférence pour la dénomination de conception universelle de l’enseignement.

Est-ce la même chose que la différenciation pédagogique ? 

Non, ce n’est pas la même chose que la différenciation pédagogique comme l’entend la majorité des enseignants et qui consiste à constituer des groupes d’élèves auxquels on propose des choses différentes selon leur niveau initial. Ce peut être un programme à la carte associé à une vision médicale du handicap : à l’élève dyslexique, je propose ça, à l’élève présentant une déficience intellectuelle, je propose autre chose, etc. Cela rend le métier d’enseignant impossible et fragilise l’école inclusive. Si on demande aux enseignants d’adapter leurs pratiques aux besoins singuliers de tous les élèves singuliers de la classe singulière, on fait du métier enseignant un métier impossible. On ne peut pas demander cela à un enseignant ordinaire. Outre le fait qu’il a des programmes à respecter, il ne peut pas être expert des 4200 syndromes rencontrés. Donc, je crois que ce qui est fécond pour l’école inclusive, c’est de chercher les besoins partagés par les élèves. C’est la réponse à ces besoins que l’on va inclure dès le départ dans la conception de séances.

Mais je ne suis pas naïve en pensant que c’est la réponse miracle qui va répondre à tous les besoins de tous les élèves singuliers en rendant inutiles les adaptations et la différenciation pédagogique. Le travail en partenariat demeure nécessaire avec les enseignants spécialisés, les AESH, les parents et les professionnels du secteur médico-social qui sont à part entière des acteurs de l’école inclusive.

Quels sont les principes de cette conception universelle de l’enseignement ? 

Je distingue deux moments. Le premier comprend trois grands principes de la conception universelle identifiés par les promoteurs initiaux de la démarche : offrir plusieurs moyens de représentation, offrir plusieurs moyens d’action et d’expression, offrir plusieurs moyens d’engagement. 

Au départ, les auteurs se référaient aux styles d’apprentissage, modèle totalement invalidé par la science. En fait, Emmanuel Sander, de l’Université de Genève, a montré que cette idée fausse au départ est néanmoins devenue efficace : les enseignants s’en sont emparés, non pas pour faire un enseignement modal pour chaque élève, mais pour pratiquer un enseignement multimodal à l’attention de tous les élèves. Sander a montré que ce type d’enseignement est effectivement très efficace.

Cela ne veut pas dire « tout en même temps ». Il n’y a pas d’attention partagée chez un enfant quand rien n’est encore automatisé. La même information doit donc être présentée de différentes façons de manière séquentielle. 

Pour l’outil Narramus, j’ai veillé à chercher dans la littérature scientifique les études qui prouvaient l’efficacité de chacun des principes. Tout mon raisonnement se trouve là : prendre le principe de la CUEA et chercher dans la littérature scientifique son fondement et comment l’opérationnaliser. Les principes inscrits dans le tableau de la CUEA édité par CAST ne disent rien sur leur opérationnalisation. 

Concernant le principe d’offrir plusieurs moyens d’action et d’expression, l’école permet usuellement aux élèves de rendre compte de ce qu’ils ont appris ou compris à l’écrit ou à l’oral. Que faire avec des élèves non vocaux ? Dans Narramus, on peut proposer toute une série de méthodes qui permettent à ces élèves et à tous les autres élèves d’interagir ensemble ou avec le professeur. Par exemple, avec une maquette et des figurines, avec l’activité de théâtre, etc.

Sur la diversification des moyens d’engagement, par exemple, le point 7.3 préconise de minimiser les risques et les distractions. Le vidéo-projecteur, avec l’action de l’enseignant ou d’un autre élève, permet une gestion de l’attention des élèves ; je pense aux travaux de Dehaene sur l’attention comme un filtre.

Dans un second temps, mes travaux m’ont montré qu’il manquait deux grands principes dans le modèle initial de la CUEA. Ainsi, offrir plusieurs moyens d’aide à la mémorisation. Je me suis appuyé sur les travaux de F. Eustache, O. Houdé et de J. Wammes pour le rendre opérationnel. Mon cinquième grand principe est encore en chantier : offrir plusieurs formes pédagogiques. Les enseignants le font chaque jour. Mais je recherche les moyens pour que chacune de ces formes pédagogiques intègre toutes les dimensions de l’enseignement explicite.

Quelle démarche préconisez-vous pour la formation professionnelle des enseignants et pourquoi ?

La formation professionnelle ne peut se réduire à un cours théorique de psychologie qu’il revient ensuite à l’enseignant de traduire par des gestes et des outils dans sa pratique. Pour moi, il est plus efficace d’entrer dans la formation par l’outil. Soit avec un outil déjà construit dont on va reconstituer la construction pour comprendre les conceptions théoriques qui le fondent. Soit dans un travail de co-conception qui allie ceux qui font le métier d’enseigner dans la classe et les chercheurs et formateurs. On part de l’outil en se fondant sur la recherche et sur les travaux qui valident l’opérationnalisation de la théorie. 

Pour la formation du second degré, sur l’INSPÉ de Clermont Auvergne, nous avons introduit des enseignements sur la CUEA. Je la présente avec toutes les limites que j’ai identifiées, notamment qu’elle n’est qu’une hypothèse au stade actuel. Je présente un outil que j’ai construit pour la lecture au collège. Puis, en travaux dirigés, les étudiants de M2 dans leur discipline et accompagnés par les formateurs de l’équipe reprennent des séances qu’ils ont expérimentées dans leur classe et cherchent à leur donner une coloration avec les principes de la CUEA que l’on a étudiés. Leurs trouvailles sont vraiment extraordinaires. 

Ce qui reste comme ligne de fond, c’est l’idée que dans la classe il y a des élèves qui ont des besoins particuliers et que quand on conçoit son enseignement en pensant à eux. Malheureusement, dans les manuels scolaires, encore en 2021, ils sont les grands absents. Mais au moins, ils existent dans la tête de nos étudiants.

Steve Bissonnette, pour qui l’alpha et l’oméga de l’enseignement efficace se situent dans le seul enseignement explicite, réfute l’efficacité et donc l’intérêt de la conception universelle. Comment situez-vous cette question ?

Pour moi, l’enseignement explicite est fondamental, d’autant plus qu’on travaille avec des élèves qui n’ont pas acquis hors l’école ce que l’école requiert et qui ne vont pas tirer profit spontanément de leur expérience. Les élèves à besoins éducatifs particuliers, plus que d’autres, ont besoin d’un enseignement explicite.

Mais ne peut-on parler en formation que de méthodes dont l’efficacité a été scientifiquement prouvée ? Steve Bissonnette soutient que l’enseignement explicite a fait ses preuves. J’adhère à cette idée. Mais, en fait, je ne connais pas d’étude qui prouve que l’enseignement explicite a fait ses preuves en petite section de maternelle. Est-il plus efficace en EPS ? 

Comme beaucoup, j’adhère à l’idée qu’il est fondamental d’évaluer de manière rigoureuse les effets produits par telle ou telle méthode qu’on va prescrire. Toutes les pratiques d’enseignement ne se valent pas. Il est important de faire connaître aux enseignants celles qui sont plus efficaces que d’autres pour améliorer la qualité des apprentissages de tous les élèves. Pas seulement d’un petit nombre d’entre eux. Si ma méthode ne fait pas la preuve que les élèves progressent, alors je n’ai pas fait la preuve de son efficacité. Mais il faut aussi faire la preuve que ce que je propose est utile, utilisable et acceptable par les enseignants. Une méthode remarquable peut s’avérer totalement inutilisable par des enseignants ordinaires. 

Il est fondamental de s’assurer qu’il y a progrès des élèves et utilisabilité par les enseignants. C’est ce que nous avons fait avec Narramus. Mais dire qu’une pratique isolée est efficace ne veut pas dire que leur cumul va être efficace. Une étude à grande échelle, sur trois ans, en maternelle et en Rep, 6000 élèves concernés, 250 classes, les unes avec Narramus, les autres sans mais qui étudient les mêmes albums, montre les effets sur le lexique, la compréhension et la narration. Mais au terme de cette recherche, je peux juste soutenir que les pratiques proposées et conçues selon les principes de la CUEA et appuyées sur les résultats evidence based ont permis à des élèves de maternelle scolarisés en Rep de mieux comprendre, mais je me garderai bien de prétendre que la CUEA, ça marche partout. Ça marche dans ce contexte, avec ce type d’élèves, à cet âge-là, en lecture. Mais je ne vais pas affirmer qu’en maths, ça va marcher. 

Pour autant, doit-on se priver d’une réflexion pédagogique qui me paraît féconde au service des apprentissages des élèves pour soutenir les enseignants ordinaires au motif qu’elle n’aurait pas été testée et évaluée empiriquement ? Cela doit-il nous priver de nous lancer dans cette aventure en essayant de réunir un maximum de ces critères permettant de réunir des données probantes ? On a commencé au niveau de la maternelle. Allons voir à l’élémentaire et poursuivons le travail au collège, dans des disciplines circonscrites, avec des âges circonscrits, et des didactiques circonscrites.

À l’heure actuelle, des études américaines ciblées sur des niveaux et des disciplines, forment un faisceau de résultats et d’indices qui, cumulés, nous permettent de soutenir que la CUEA peut être une aide utile aux enseignants soucieux de faire une place physique et psychique aux élèves ayant des besoins particuliers comme à tous les autres. Dans notre étude Narramus, les élèves les plus performants ont tout autant progressé que les élèves moins performants. Tout le monde a progressé. C’est extrêmement important.