Article (raccourci) de Télérama -Olivier Pascal-Moussellard- Publié le 11/05/21
Un Français sur deux souffre de troubles du sommeil. Un mal chronique, aggravé par la pandémie, qui nuit à l’apprentissage, au travail et au bien-être. Les pouvoirs publics en ont-ils conscience ?
C’est une relation contrariée, un cache-cache avec Morphée. Qui se répète toutes les nuits pour des millions de Français, incapables de s’endormir… ou de se rendormir lorsqu’ils se réveillent avant l’aube, anxieux, fatigués. L’épidémie de Covid-19 n’a pas arrangé les choses puisque, pendant le premier confinement, 74 % des sondés confiaient qu’ils dormaient mal, contre 49 % habituellement. Comment expliquer, dès lors, que dans la longue liste des recommandations faites par le gouvernement et les autorités sanitaires pour mieux se protéger du virus, aucune mention n’ait été faite, ou presque, des bienfaits du sommeil, pourtant indispensable au renforcement de notre système immunitaire ?
C’est vrai, observe le professeur Damien Léger, neurologue et responsable du Centre du sommeil et de la vigilance de l’Hôtel-Dieu (Paris), les pouvoirs publics n’ont pas émis d’avis clair sur le sujet. Pour leur défense, ils avaient tellement à faire pour contenir le virus et s’occuper des malades en réanimation que le sommeil pouvait difficilement arriver en tête des consignes sanitaires[…].
Un silence surprenant
Mais ce silence un peu coupable a sans doute une autre explication : notre culture du sommeil manque de conviction. Car le sommeil est aussi affaire de culture : l’homme ne dort pas partout ni tout le temps de la même manière. Or, qu’elle soit sous Covid-19 ou hors Covid-19, la France se montre brouillonne lorsqu’il s’agit du « bien-dormir », aussi bien dans ses discours officiels que dans ses comportements individuels. Et les autorités sanitaires, quant à elles, se font plutôt discrètes (à l’exception des spécialistes).
Le contraste est saisissant avec la politique volontariste du « bien-manger » ! Rien qui se rapproche des mentions obligatoires sur les cinq fruits et légumes, des étiquetages sur les bienfaits de l’exercice physique, ou des alertes sur l’abus d’alcool, dangereux pour la santé. Un silence d’autant plus surprenant que la connaissance des liens entre un mauvais sommeil et certaines pathologies précises — dépression, diabète, obésité, maladies cardio-vasculaires, Alzheimer et dégradation du système immunitaire — a fait un bond depuis quinze ans : « Réjouissons-nous de ces progrès, souligne Damien Léger, car la concurrence des nouveaux comportements est grande, avec le rôle envahissant des objets connectés, tablettes ou téléphones mobiles, dans nos vies et dans nos lits. Sans ce travail d’information, la situation serait sûrement plus grave aujourd’hui. »
Leçon numéro un : le sommeil sert… à tout ! « Il permet de se reposer, mais aussi de se reconstituer, explique le psychiatre Patrick Lemoine ; on dit qu’un bon sommeil est réparateur, et c’est vrai ! C’est au cours de notre sommeil lent profond que nous produisons la totalité ou presque de l’hormone de croissance, cette substance magique qui non seulement fait grandir les enfants, mais qui permet de cicatriser, de créer des cellules, de les multiplier, de fixer les souvenirs, de fabriquer des gamètes, d’être performant sur le plan sexuel, de diminuer les taux de sucres et de graisses et, en un mot, de se sentir en forme et de rester en bonne santé. » […]
Un peu de rab avec le télétravail
D’un côté, depuis le début de la crise sanitaire, nous nous sommes mis à dormir un petit peu plus (une demi-heure supplémentaire), une très bonne nouvelle dans un pays souffrant de « dette de sommeil » chronique. « Grâce au télétravail, certains ont pu économiser du temps sur les transports et reporter ce gain sur leurs nuits, se réjouit Isabelle Arnulf, directrice de l’unité des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ils ont ainsi pu vérifier que ces trente minutes de rab faisaient beaucoup de bien à leurs journées. »
De l’autre, nous nous sommes aussi rendu compte que la quantité ne suffisait pas, et que notre sommeil avait besoin d’horaires réguliers pour nous réparer. Et là… « Le Covid-19 a mis l’accent sur l’importance de la routine, en particulier chez les jeunes, poursuit Isabelle Arnulf. Nos rythmes sociaux, nos obligations scolaires ont du bon : ils recalent notre horloge personnelle ! Brisez-les, comme c’est le cas depuis un an pour les étudiants, et vous en payez immédiatement le prix sur votre forme physique et psychique. »
Le sommeil, ça se cultive. C’est la génétique qui décide si nous sommes des couche-tôt ou des couche-tard. Pas Netflix. Ni les réseaux sociaux. Et encore moins notre boss. Pourtant, nous laissons la mécanique ensorcelante des plateformes de films nous prendre dans ses filets, et les épisodes de notre série préférée s’enchaîner jusqu’à plus d’heure au lieu d’appuyer sur le « stop » de notre télécommande ; puis nous nous mettons au lit avec notre téléphone mobile et notre tablette ; pis : nous laissons nos enfants bousiller eux aussi leur sommeil en se connectant après dîner. Bref, en dépit de notre bon gré, il demeure beaucoup trop de mauvais coucheurs parmi nous. « Un changement majeur s’est produit il y a une quinzaine d’années dans nos modes de vie, rappelle Isabelle Arnulf : de la soirée familiale passée collectivement devant la télévision — à bonne distance du petit écran —, nous sommes passés au visionnage individuel de nos divertissements, sur ordinateur, téléphone ou tablette. Or, la lumière bleue de ces supports affecte beaucoup plus durement notre rétine que la télé et bloque la production de mélatonine, responsable du déclenchement du sommeil. » C’est le marchand de sable qu’on assassine ! Reed Hastings, patron de Netflix, a certes revendiqué le crime (« Notre ennemi, c’est le sommeil ! »), mais il a clairement pu compter sur notre complicité.
Et, dans une certaine mesure, sur celle de l’État ainsi que sur celle du monde de l’entreprise. Car ils donnent rarement l’exemple. Immatures et crâneurs, de nombreux responsables se flattent encore d’être de courts dormeurs (quatre ou cinq heures par nuit), de travailler à la fois tôt et tard, voire… d’envoyer nuitamment des SMS à leurs collaborateurs, quand ils sont président de la République. « Je crois beaucoup à l’identification au chef, soupire le psychiatre Patrick Lemoine. Quand Emmanuel Macron laisse dire qu’il ne dort que quelques heures par nuit, non seulement c’est faux — il n’a pas la tête d’un homme qui dort aussi peu, ou alors il fait des microsiestes dans la journée —, mais il dessert une cause importante. Le sommeil, il ne faut pas jouer avec. » Il faut même le dorloter. […]