Voici une retranscription d’une entrevue avec Claude HALMOS publiée dans TELERAMA
En 2014, la psychanalyste et spécialiste de l’enfance Claude Halmos
publiait « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Faire face à la crise et
résister » : elle y évoquait les ravages psychologiques de la crise
économique et donnait des pistes pour les combattre. Aujourd’hui plus
que jamais, entre crise du Covid et chômage endémique, ces réflexions
sont d’actualité : comment les enfants peuvent-ils se construire dans la
précarité matérielle ? Y a-t-il des moyens de les préserver malgré tout
? Rencontre autour de ces questions cruciales qui ne concernent pas
seulement les trajectoires individuelles, mais déterminent toute une
société.
Avec l’épidémie de Covid-19, on voit la pauvreté se répandre…
Pensez-vous qu’il y aura des conséquences psychologiques chez les
enfants dont les familles sont touchées ?
Les conséquences sur les enfants vont être énormes. À cause, tout
d’abord, de la détresse de leurs parents. Dans notre société, les
ravages psychologiques de la pauvreté, du chômage sont des choses que
l’on veut ignorer, alors qu’ils sont très graves. Ces parents, qui
avaient jusque-là les moyens d’avoir une vie à peu près normale, de
payer leur loyer, de nourrir leurs enfants, de leur acheter des
vêtements, vont tomber du jour au lendemain dans la pauvreté. Ils vont
connaître le déclassement, c’est-à-dire le passage de cette frontière
des classes invisible (surtout quand on ne veut pas la voir…), qui fait
que l’on change de monde. Ils vont se retrouver sans repères et, de
plus, écrasés par la honte ; parce que ceux qui subissent la pauvreté,
le chômage, même s’ils savent que des milliers d’autres partagent le
même sort, imaginent toujours qu’ils y sont pour quelque chose. Cela
atteint l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes et de leur valeur. Et leurs
enfants, à leurs côtés, sont comme irradiés par tout cela.
Qu’entendez-vous par “irradiés” ?
Les enfants sont toujours traversés par ce que ressentent leurs parents,
et cela pèse sur eux d’autant plus fortement qu’ils ne sont pas en
mesure de l’identifier. À la différence des adultes qui, lorsqu’ils vont
mal, peuvent – même si ce n’est pas toujours facile – prendre du recul,
se demander pourquoi et comprendre, les enfants, sans aide, ne le
peuvent pas. Pour y parvenir, ils ont besoin qu’un adulte leur verbalise
ce qui se passe. Or les parents qui, du jour au lendemain, doivent
assurer la survie de leur famille n’ont souvent plus le temps de
s’occuper du reste ; et pensent, de plus, protéger leurs enfants en leur
cachant la réalité. Ces enfants vont donc se retrouver dans une vie
devenue différente, auprès de parents qu’ils sentiront eux-mêmes
différents, et sans aucun moyen de comprendre pourquoi.
Dans votre livre “Grandir”, vous évoquez les étapes de la construction
de l’enfant. Cette construction se fait-elle différemment chez les
enfants en situation de pauvreté ?
Oui, et il est problématique qu’on le dise aussi peu : on ne se
construit pas dans une famille pauvre de la même façon que dans une
famille ayant une vie normale (« normale » ne voulant pas forcément dire
confortable, mais où le minimum est assuré). Se construire dans une
famille pauvre, c’est se construire, même si vos parents vous protègent,
dans l’insécurité. Une insécurité qui n’est pas imaginaire mais tout à
fait réelle, permanente et colossale parce qu’elle porte sur la
satisfaction des besoins les plus élémentaires : ne pas avoir faim, ne
pas avoir froid, garder un toit.
Et c’est aussi se construire avec des repères totalement faussés. Par
rapport aux limites, par exemple. Expliquer à un enfant que, puisqu’il a
déjà eu un paquet de bonbons la veille, il n’en aura pas un second,
c’est pour lui structurant. Cela lui apprend que les désirs sont tous
légitimes, mais pas tous possibles à satisfaire ; que l’on ne peut pas
tout avoir. Mais devoir, alors qu’il n’en a déjà pas eu depuis six mois,
lui refuser encore une fois des bonbons, ce n’est pas le renvoyer à une
frustration nécessaire, c’est lui imposer une privation. C’est-à-dire
une mutilation (parce que n’avoir jamais droit ni au désir ni au plaisir
est une mutilation), violente, et qu’il ressentira comme injuste parce
que, dans le supermarché, il rencontrera forcément un enfant comme lui
avec un chariot dans lequel il y aura des bonbons : pourquoi, lui, ses
parents lui en achètent ?
La pauvreté a-t-elle des conséquences sur l’image de soi ?
Oui, pour une bonne raison : quand on est pauvre, on le sait car les
autres vous le signifient. Et, surtout, l’image qu’un enfant se
construit de lui-même est liée à celle qu’il a de ses parents : pour
être fier de lui, il a besoin d’être fier d’eux ; et il ne peut l’être
que s’ils se considèrent eux-mêmes avec fierté. Or, comment des parents
se sentant coupables de ne pas pouvoir donner à leurs enfants ce que les
autres parents donnent aux leurs pourraient-ils être fiers d’eux ?
L’image que l’enfant pauvre a du monde est elle aussi impactée par la
pauvreté : pour lui comme pour tous les enfants, la notion de juste et
d’injuste est essentielle. Or, que peut-il penser du monde dans lequel
il vit, sinon qu’il est injuste ? Cette injustice lui donne une image de
la politique et du pouvoir génératrice de violence. Et plus encore
aujourd’hui, car les organisations qui pouvaient autrefois permettre aux
jeunes de comprendre la dimension politique du fonctionnement social
n’existent plus. Ils peuvent donc, faute d’autres perspectives, se
précipiter dans la violence individuelle, ou le cynisme générateur de
délinquance : puisque le monde est pourri, autant l’être plus encore que
lui ! La pauvreté fabrique donc non seulement des humains, mais des
citoyens différents.
N’est-il donc pas possible d’avoir une bonne image de soi quand on
grandit dans la pauvreté ? Dans un documentaire récemment diffusé sur
France 3, Charlie Chaplin disait qu’enfant, même dans la misère la plus
noire, il était convaincu d’être le meilleur acteur du monde…
On ne le peut pas sans aide. Charlie Chaplin a subi le rejet, le mépris,
et cette maltraitance sociale gravissime que constitue la misère dans
laquelle il a vécu ; mais tout cela, au lieu de le détruire, lui a donné
la rage de réussir. Son talent exceptionnel l’y a sans doute aidé mais,
pour qu’il ait pu construire une telle confiance en lui, il a fallu que
des choses lui soient données (notamment par sa mère, semble-t-il) ; on
ne se construit pas tout seul, et on ne se construit pas avec rien.
La base du narcissisme d’un enfant, du sentiment qu’il a de sa valeur,
c’est celle qu’il a pour ses parents : le sentiment qu’ils ont – et
qu’il ressent – que son existence est essentielle à leur bonheur. Mais
l’image que, sur cette base, il construit ensuite de lui tient aussi au
regard que la société porte sur sa famille, et sur lui. Un regard social
qui peut s’incarner dans chacun des regards individuels qu’ils croisent.
Comment ne pas y penser face à ces enfants qui, dans les rues ou les
couloirs du métro, mendient sous l’œil des passants, à côté de leurs
parents ? Être pauvre, c’est être à la merci de cette humiliation
quotidienne du regard des autres.
Peut-on s’affranchir de ce sentiment de honte sociale ?
Il est certainement inévitable, mais peut être combattu si les parents
expliquent à leurs enfants l’injustice sociale ; et si, dans la société
dans laquelle ils vivent, d’autres la leur expliquent aussi. La
compréhension de l’injustice permet de transformer la honte en colère et
en combats collectifs. Et la dimension du collectif permet de se
construire, en s’appuyant sur les autres, une autre identité que celle
de « pauvre » méprisé par la société. Quand on a connu, enfant, la honte
sociale, on peut se battre et la transformer en force de vie, mais elle
ne s’efface jamais complètement. Elle est toujours là, comme une vieille
blessure que n’importe qui, n’importe quoi peut faire se rouvrir un
jour… Quel que soit l’âge ou la position sociale que l’on ait alors, on
peut redevenir en un instant l’enfant qui avait honte. Honte de sa
maison, de ses vêtements, de ses parents, honte de ne pas être comme les
autres. Et honte, aussi, d’avoir honte.
Un enfant qui a connu la pauvreté et qui, une fois adulte, a « réussi
», a-t-il toujours tendance à se sentir en conflit de loyauté avec son
milieu d’origine ? On pense à Albert Camus, par exemple…
On ne peut pas faire de généralités, mais cela dépend encore beaucoup
des parents. S’ils sont conscients d’être victimes non pas
d’insuffisances personnelles, mais d’un système social, et ont à cœur
que leurs enfants le comprennent, ils leur donnent le droit de sortir de
la pauvreté. Devenus adultes, ces enfants, s’ils réussissent, ne
penseront pas avoir trahi les leurs. Ils penseront avoir pris sur
l’adversité une revanche légitime, et rétabli la justice.
Malheureusement, beaucoup de parents, trop en détresse, sont dans
l’impossibilité d’expliquer cela à leurs enfants. Il faudrait qu’à
l’école on puisse parler clairement et simplement de la pauvreté ;
expliquer aux enfants qu’elle n’est pas la conséquence de défaillances
personnelles, que l’on n’est pas renvoyé d’une entreprise comme on
pourrait l’être d’une école, pour avoir mal travaillé. Le rôle des
enseignants est essentiel pour aider les enfants à comprendre la
différence entre avoir et être, et retrouver une image valorisée
d’eux-mêmes ; mais pour les aider aussi, dans la réalité, à avoir un
avenir. Vous parlez de Camus : un enseignant a permis à l’enfant qu’il
était d’échapper au destin auquel le vouait le milieu social dans lequel
il était né. Si nous pouvons lire aujourd’hui « La Peste », nous le
devons à Camus, mais aussi à cet enseignant.
Quel est le meilleur moyen pour les parents de sécuriser leur enfant ?
Doivent-ils cacher leurs difficultés ?
Les enfants ont d’abord besoin de connaître la vérité sur la situation.
Cette vérité, en effet, ils la sentent (car les enfants sentent tout) et
peuvent, s’ils ont l’impression qu’on la leur cache, l’imaginer mille
fois pire qu’elle n’est. Contrairement à la réalité qui, si atroce
soit-elle, a toujours des limites, l’imaginaire n’en a pas : laisser,
faute d’explications, des enfants en proie à leur seule imagination,
c’est les livrer à l’angoisse. Il faut donc leur expliquer clairement
les difficultés matérielles auxquelles on est confronté, en précisant
bien tout ce que l’on fait pour en sortir et les aides sur lesquelles on
s’appuie. Comprendre que leurs parents « assurent » est pour eux très
rassurant. Ensuite, il faut dire et redire aux parents que même dans la
plus grande pauvreté ils peuvent rester pour leurs enfants des parents
structurants, continuer à avoir une autorité et à leur donner des
repères. Et, à ce niveau, il faut notamment qu’ils veillent à leur
signifier leur place. Parce qu’ils aiment leurs parents, les enfants
veulent toujours les aider quand ils les sentent en détresse, et
s’imaginent toujours en avoir la force. Il faut donc les détromper : «
Notre travail de parents est d’assurer la vie de la maison. Le vôtre,
c’est de travailler à l’école, et de grandir. Chacun sa place. »
Sentir leurs parents à leur poste de parents est très rassurant pour les
enfants. Mais, pour jouer leur rôle, ces parents écrasés par les
problèmes ont besoin d’être épaulés, aidés ; ils ont besoin de services
sociaux, mais aussi de relais citoyens, car le collectif est un point
d’appui essentiel. S’organiser pour se soutenir, dans un quartier, un
syndicat, une association, permet aux gens de se rendre compte qu’ils
peuvent non seulement recevoir des autres, mais aussi leur donner. Et
leur permet aussi de retrouver, avec la confiance en leurs capacités,
une place et une dignité. Il faudrait organiser partout une telle entraide.
Pourquoi cette entraide semble-t-elle difficile à mettre en place ?
L’organiser supposerait de renoncer à l’idéologie individualiste du
développement personnel et du tout positif, dans laquelle on nous fait
vivre depuis trop longtemps. Préférer voir toujours la bouteille à
moitié pleine, pourquoi pas ? Mais que faire quand elle est complètement
vide, depuis très longtemps, et qu’elle va le rester ? Décréter que la
façon dont on voit le monde serait plus importante que sa réalité
revient à faire croire aux gens que cette réalité pourrait disparaître
au profit du fantasme qu’ils en ont. Andersen, dans un très beau conte,
dit où cela peut mener : sa « petite fille aux allumettes », après avoir
imaginé des dindes délicieuses et des feux qui réchauffent, meurt de
froid et de faim, la nuit du jour de l’an, dans la rue où l’a jetée la
misère.
Selon vous, le rôle des parents est vraiment central pour préserver
les enfants ?
Oui, et c’est un message d’espoir : même s’ils se pensent au fond du
gouffre, les parents peuvent aider leurs enfants. Ils ont ce pouvoir
incroyable de leur donner ce qu’ils n’ont pas, de la force — car aimer,
c’est souvent cela : donner ce que l’on n’a pas. Mais, pour y arriver,
ils ont besoin d’aide. Nombre d’associations s’y emploient, mais il y a
aussi le travail que peuvent faire les enseignants quand ils connaissent
les familles de leurs élèves, les écoutent et tissent des liens avec
elles. Les enseignants sont en première ligne pour constater les
conséquences de la pauvreté sur les enfants et ils ont, eux aussi,
besoin de soutien… Il faudrait inventer. En pleine pandémie, les
concerts sur les balcons ont été des inventions solidaires. Par rapport
à la pauvreté, il y a aussi des solidarités à inventer, et plus
particulièrement par rapport aux souffrances psychologiques qu’elle
inflige aux enfants. Les combattre est essentiel pour qu’elle cesse de
se reproduire sans fin, de génération en génération.